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Les pièges de Zénor
Wellan fut soulagé d’apercevoir une multitude de tentes cordées au pied de la falaise de Zénor ainsi que des ouvriers occupés à creuser d’énormes fosses dans la terre meuble, là où s’arrêtait la plage et où la marée ne risquait pas de les engloutir. Il se sentit réconforté en voyant briller au loin les cuirasses de ses frères d’armes qui s’affairaient dans les différents chantiers.
Le grand Chevalier scruta la falaise et repéra le sentier creusé à même le roc qui menait vers les basses terres. Il s’y engagea prudemment, suivi de Bridgess. Il y avait à peine de l’espace pour un cheval et la paroi rocheuse frôlait dangereusement leurs jambes. Très lentement, ils descendirent de la falaise et, une fois parvenus à son pied, ils galopèrent dans l’herbe tendre vers la constellation de petites tentes érigées en rangs serrés. Tout près, un enclos avait été construit à l’ombre de grands arbres. Wellan et Bridgess dessellèrent leurs montures et les libérèrent parmi les autres. Sur ces entrefaites, ils virent Bergeau et Buchanan, son Ecuyer, qui venaient à leur rencontre à grandes enjambées. Les deux Chevaliers s’étreignirent avec affection sous les regards approbateurs de leurs apprentis.
— Vous avez accompli des progrès énormes ! déclara Wellan en lui agrippant solidement les avant-bras.
— Des hommes arrivent de toutes les contrées pour nous aider ! s’exclama Bergeau, emballé. Vous avez été drôlement convaincants, dites donc ! Même les vaniteux habitants du Royaume de Perle sont venus nous donner un coup de main !
Bridgess haussa un sourcil, mais ne passa aucun commentaire. Elle était originaire de ce pays, mais n’avait pas souvenir que ses habitants aient été vaniteux. Bergeau marcha avec son frère d’armes en direction des fosses, leurs Écuyers sur les talons. Plusieurs trappes étaient prêtes en direction du nord, mais il en manquait encore beaucoup vers le sud. Wellan incita les ouvriers à redoubler d’ardeur puis rejoignit Falcon et Santo et s’enquit de leurs autres compagnons.
— Dempsey et Jasson sont à la frontière du Royaume de Cristal. Ils avancent lentement mais sûrement vers nous. Chloé se trouve quelque part dans les ruines de l’ancienne ville à soigner les écorchures, les brûlures et les muscles douloureux. Dans quelques semaines, nous aurons plus de trappes qu’il nous en faut, mon frère.
Mais disposaient-ils d’autant de temps ?
Wellan se débarrassa de sa cuirasse et de ses armes, les confiant à Bridgess, puis il se mit à planter des piquets avec Bergeau afin de délimiter les prochains pièges. Son agitation et son ardeur au travail indiquèrent à ses frères qu’il était très nerveux. Est-ce que tu sais quelque chose que nous ignorons ? lui demanda silencieusement Santo. Ce n’est pas le moment d’en parler, répondit Wellan. Il sauta dans un trou profond d’environ un mètre et se mit à creuser avec les hommes.
Ce soir-là, les Chevaliers s’isolèrent sur la plage de galets pour discuter de stratégie. Ils se tenaient tous devant Wellan, leurs Écuyers à leurs côtés. Les enfants, sentant que la situation était plus grave qu’il n’y paraissait, observaient leur chef avec appréhension.
— L’ennemi est en route, déclara-t-il sombrement.
— Comment le sais-tu ? s’étonna Bergeau.
Wellan hésita à leur parler de Fan, ne souhaitant pas s’exposer aux sarcasmes de Jasson, mais ce dernier prit les devants.
— C’est ta belle dame fantôme qui te l’a dit ? blagua-t-il.
— Oui, c’est elle, répondit le grand Chevalier sur un ton cassant.
Bridgess n’en crut pas ses oreilles. La défunte femme que son maître aimait avait-elle vraiment le pouvoir de lui parler par-delà la mort ?
— Je pense qu’il est temps que tu nous révèles tout ce que tu sais, Wellan, insista amicalement Dempsey.
— Un Chevalier se défend mieux lorsqu’il connaît son ennemi, renchérit Falcon.
Wellan ne pouvait pas leur parler de Kira sans s’exposer à une répétition des événements tragiques de jadis. Les nouveaux Chevaliers ne devaient pas devenir des meurtriers d’enfants, ils étaient leurs protecteurs.
— C’est tout ce que je sais, éluda-t-il. Où dormez-vous ?
— Nos tentes sont montées parmi celles des ouvriers, répondit Jasson, désarçonné par ce brusque changement de propos.
— Alors, il faudra que vous vous installiez plus près des fosses, pour pouvoir sonder la mer sans arrêt.
— Tu crois qu’ils tenteront de s’infiltrer par Zénor plutôt que par Shola ? s’inquiéta Chloé.
— C’est seulement un pressentiment, avoua Wellan. Mais si cet empereur est un fin stratège, ce dont je ne doute pas, il pensera que nous l’attendons de pied ferme dans le nord, où il a déjà frappé. C’est le sud que nous devons protéger.
Ses compagnons lui donnèrent raison. Ils allèrent donc chercher leurs affaires et élevèrent leurs tentes à mi-chemin entre les trappes et l’océan. Wellan assura évidemment le premier tour de garde. Assis près d’un bon feu, il regardait au loin en pensant à la façon dont les hommes-insectes déchargeraient leurs affreuses bêtes sur la grève. Bridgess effleura alors son bras d’une petite main froide et le Chevalier la sonda rapidement. Elle n’avait plus peur, mais elle était inquiète pour le cœur du grand chef.
— Elle vous parle dans la mort, maître ? Mais comment est-ce possible ?
Ses grands yeux bleus débordaient de curiosité et de crainte à la fois. Les gens ne discutaient jamais du monde des morts, pas plus qu’ils ne parlaient du Royaume des Ombres ou de celui des Esprits, en raison de superstitions qui remontaient à la nuit des temps.
— La femme que j’aime est un maître magicien et ceux-ci détiennent le pouvoir de circuler librement entre les deux mondes, Bridgess, expliqua-t-il très calmement.
— Les maîtres magiciens ne sont pas des êtres vivants ?
— Laisse-moi t’expliquer. Ceux qui naissent dans le monde des morts sont des Immortels, alors que ceux qui naissent dans le monde des vivants sont des maîtres magiciens. Ces derniers ne peuvent rejoindre les dieux que dans la mort, mais ils possèdent les mêmes pouvoirs que les Immortels.
Bridgess le fixa un long moment et il vit qu’elle tentait d’assimiler ces informations de son mieux.
— Les maîtres magiciens sont des êtres très puissants, mais ils sont rares, ajouta-t-il.
— Sont-ils suffisamment puissants pour renaître dans notre monde ?
— Non…
Soudainement bouleversé à la pensée que Fan se trouvait dans une dimension qui lui était inaccessible, Wellan se leva et fit quelques pas sur la plage de galets. Bridgess ne bougea pas, ayant ressenti son urgent besoin de solitude. « C’est lui qui ressemble à un fantôme », pensa l’enfant en le voyant sonder l’océan, auréolé par les rayons argentés de la lune, les vagues mourant à ses pieds.